Les Antécédents de la Nautilette
L'hydro-vélo Bernard
L'opinion répandue, selon laquelle René Savard, qui avait traversé la Manche sur une bicyclette nautique de la marque Austral en 1927, fut l'inventeur de cette construction, fut mise en circulation par le sportif lui-même et propagée par la presse quotidienne contemporaine.
En effet, la Nautilette Austral n'était pas la première bicyclette nautique: il est généralement accepté que l'idée de construire un vélo sur des flotteurs date des années 1860, et déjà au début du XXème siècle, on trouvait de différentes constructions - dont quelques-unes assez rocambolesques - sur les lacs et les rivières, en France tout comme en Angleterre.
Sur la Toile et dans les livres, il y a déjà un nombre suffisant d'exemples des toutes premières tentatives à construire des embarcations actionnées par pédales, précurseurs des Pédalos ainsi que des Nautilettes.
Voir par exemple le cahier du Musée de la Batellerie par François Casalis (Ces merveilleux fous naviguant sur leurs drôles de machines. Les Cahiers du Musée de la Batellerie nº 71, 2014. Sur la Nautilette Austral: pages 36-46), dont nous reparlons ci-après, ou bien france3TV et le magazine Chasse-Marée nº 268, mai 2015 - tous font référence au vélocipède nautique construit en 1869 par M. de la Rue et l'engin de M. Bollée, inventé en 1884.
Pour rester sur notre thème, nous allons nous limiter ici aux appareils qui étaient déjà munis d'un cadre de bicyclette, c'est-à-dire aux précurseurs directs de la Nautilette Austral.
D'abord connus comme hydropèdes, plus tard comme hydrocycles ou bien bicyclettes nautiques, ils adoptent aussi le nom "Nautilette" environ 1924.
Quant aux exploits sportifs, autant que nous sachions, le premier sportif qui a traversé la Manche sur une bicyclette nautique était un mécanicien de Croydon, Harold Ashton Rigby (1885-1945): le 15 octobre 1920, parti de Boulogne à 7:30h, il pédalait pendant 11 heures et demie sur un hydrocycle de sa propre conception pour atterrir à St. Margaret's Bay, Douvres, dans la soirée.
En septembre 1921, il réussissait le périple pour la deuxième fois, cette fois en direction Folkestone-Calais. La presse française et internationale couvrait cette prouesse.
Harold Ashton Rigby
Avant de nous demander qui était vraiment l'inventeur de la Nautilette du type Austral, il convient de repasser brièvement les étapes principales de l'évolution de l'hydrocycle jusqu'à sa forme définitive.
Comme déjà dit plus haut, il y en avait de nombreux précurseurs. Les tentatives de construire un cycle nautique ont parcouru plusieurs phases:
Le vélocipède nautique avec lequel son inventeur, l'hambourgeois Georg Pinkert, tentait en vain de traverser la Manche en 1894.
Les premiers vélos nautiques étaient des "tricycles aquatiques" (ci-dessus). Il y avait même une bicyclette (invention de Charles Huber, 1902 ci-contre) dont les roues énormes en elles-mêmes constituaient les flotteurs. Plus tard, on essayait de confectionner une bicyclette amphibie, c'est-à-dire un vélo qu'on montait avec ses roues sur un pont entre deux ou trois flotteurs. Dans les deux cas, le cycliste actionnait en pédalant une hélice navale ou une hélice aérienne.
Ensuite, on fixait sur des flotteurs un vélo dont on avait remplacé la roue avant par une roue à aubes entraînée par pédales et chaîne, tout en conservant la roue arrière, bien qu'il ait perdu sa fonction motrice. La possibilité d'un emploi du véhicule sur terre firme n'était plus envisagée et l'idée d'un appareil exclusivement pour le sport et les loisirs était née (voir par exemple l'invention de Jean-Raoul Baque, ci-contre).
L'hydrocycle de François Loby
En dernier lieu, l'évolution logique consistait à omettre également la roue arrière ainsi que la chaîne et à attacher directement au pédalier un arbre pour l'actionnement d'une hélice comme celle inventée par André Robin en 1921:
L'hydrocycle prend sa forme définitive avec "L'Hydropide" (sic!) d'Alfred Cuisinet. Celui-ci fait breveter en 1921 une bicyclette nautique qui ressemble à s'y méprendre à la Nautilette Austral (ci-dessous).
Une rubrique lui est réservée plus loin dans le texte.
Une rubrique lui est réservée plus loin dans le texte.
Robin et en même temps Cuisinet, étaient les premiers à doter un hydrocycle d'une transmission acatène en reprenant une technique conçue d'origine pour les vélos. À cause de l'imperfection de la transmission par chaîne d'alors, les constructeurs cherchaient pendant les années 1890 d'autres modes de transmission. C'était la marque de cycle Métropole qui présentait au Salon de 1894 une bicyclette acatène, munie d'une transmission par arbre et pignons d'angle au lieu d'une chaîne. "L'Acatène" était déjà pourvue d'un carter en tôle renfermant le pédalier. Popularisé par un Tour de France réalisé par Théodore Joyeux en mai 1895 et par des succès dans de différentes courses cyclistes à partir de 1897, le système acatène fut considéré pendant quelques années comme une solution de remplacement, mais le poids élevé et l'effort physique plus important à appliquer conduisirent à son abandon sur les vélos. (agrandir le collage ci-dessus).
Le développement de l'hydrocycle culmine dans la période de 1913 à 1920 environ. Cette évolution qui nous venons de décrire se reflète au mieux dans les concours qui se disputaient sur la Marne et sur le lac d'Enghien, auxquels les inventeurs les plus importants participaient avec leurs créations:
1913
1914
(agrandir)
1914
“Il y a quelques mois, un modeste mécanicien dijonnais, Émile Humblot, inventait un hydrocycle avec lequel il devait tenter la traversée de la Manche. Il s’entraînait à cet effet à Calais lorsqu’une grosse firme de cycles lui acheta licence et appareil, et c’est ainsi qu’il abandonna son projet. L'idée n'était pas mauvaise, puisque très peu de temps après, René Savard réussissait, avec le même appareil, à joindre les deux côtes en un temps relativement court.”
(Soulignements par l'auteur. voir l'article paru le 23/8/1928).
Cet article date la bicyclette nautique d'Humblot clairement à l'année 1927.
Il se peut qu'Humblot ait produit quelques hydrocycles, car à Auxonne sur la Saône deux exemplaires en sont conservés qui lui sont attribués.
Deux photos dans le Cahier du Musée de la Batellerie (F. Casalis, p.37-38) montrent Humblot avec son hydrocycle.
L'une d'elles est visible sur une photo de Nicolas Mesnage, ci-dessus à gauche, et l'autre, ci-dessus à droite, dans la newsletter du Musée Fournaise-Chatou, oct 2014, p. 1.
Évidemment, elles ont été prises à la même occasion: la première photo nous montre le transport de l'appareil sur une petite voiture Sénéchal. À côté du conducteur, Mr Humblot est assis sur le siège de passager. Sur l'autre photo, prise dans les mêmes environs, l'hydrocycle est dans l'eau, avec Émile Humblot au guidon, et derrière lui, debout sur les flotteurs, on retrouve le conducteur de la voiture. Le dessin ci-dessous est fait d'après cette dernière photo.
Ce dessin illustre la construction du véhicule d'Humblot. Les points communs avec la Nautilette Austral sont évidents - ainsi que les différences. Surtout la forme des flotteurs avec leur partie avant échelonné devait être du cru de M. Humblot, parce que ce détail caractéristique se répète sur les flotteurs de son hydro-moto (ci-contre).
Le gouvernail est placé au flotteur de tribord, tandis que celui de la Nautilette Austral est au flotteur de bâbord. Les cadres des deux véhicules se ressemblent, ainsi que les carters étanches du pédalier.
Selon le bulletin du Musée Fournaise et bien d'autres sources, les deux photos montrant Humblot avec son hydrocycle mentionées plus haut auraient été prises en 1920. Toutefois, cette datation est impossible en raison de la petite voiture transportant la Nautilette qui figure sur l'une d'elles: il s'agit d'une R. Sénéchal VS 7 HP immatriculée 6991-C7, un numéro qui a été attribué le 28 novembre 1925. (Vers un tableau explicatif).
Il s'en suit que ces photos doivent être prises après l'hiver 1925/26!
Il s'en suit que ces photos doivent être prises après l'hiver 1925/26!
Probablement, elles n'ont été prises qu'environ 1927, lors de la présentation de l'appareil d'Humblot, date confirmée par l'article ci-dessus.
On peut conclure que l'hydrocycle d'Humblot a été construit en 1927 et non pas en 1920 comme on l'affirme dans le cahier cité plus haut, dans la revue Chasse-Marée (nº 268, mai 2015 p. 44), et dans bien d'autres articles.
On peut conclure que l'hydrocycle d'Humblot a été construit en 1927 et non pas en 1920 comme on l'affirme dans le cahier cité plus haut, dans la revue Chasse-Marée (nº 268, mai 2015 p. 44), et dans bien d'autres articles.
À défaut d'un brevet déposé par Humblot et en considération du fait que sa bicyclette nautique n'apparaît qu'au moins cinq ans après celle de Cuisinet, brevetée en 1921 et presque identique à la Nautilette Austral, on ne manquera pas de reconnaître Alfred Cuisinet comme l'inventeur de celle-ci.
Je tiens à remercier E. Chopot pour l'autorisation de publication des deux photos ci-dessus.
Constructeur de bateaux et mécanicien de profession, Cuisinet gérait un atelier avec garage nautique situé au 99, Quai de la Marne à Joinville-le-Pont, dans un édifice connu sous le nom de "À L'Horloge" (à droite sur la photo ci-contre. agrandir la photo), à côté de la Societé Nautique "En Douce". Il y travaillait au moins jusqu'à 1930, l'année au cours de laquelle il a racheté un autre garage de bateaux, situé également au quai de la Marne, au numéro 77. Dans le bâtiment "L'Horloge" s'ouvrit en 1946 un restaurant du même nom qui existe toujours.
Le prédécesseur de la bicyclette nautique construite par Cuisinet avait encore une transmission par chaîne. L'inventeur l'employait sur le Lac d'Enghien, comme on peut le voir sur une photo (Casalis, p. 39) qui probablement a été prise déjà en 1914, lors du concours des cycles nautiques.
Après la guerre, en août 1920, il participait au nouveau concours sur le Lac d'Enghien avec un appareil de sa propre conception. Dans ce concours, ainsi que dans l'Epreuve Omnium il se classait troisième - malgré une blessure de guerre. Probablement il s'agissait déjà du modèle qu'il brevetterait un an plus tard.
En juillet 1921, il participait à la fête nautique sur la Seine lors de la Traversée de Paris à la nage avec son nouveau modèle, conjointement avec un camarade de sport, M. Carvin. Ce sportif n'est nul autre que le constructeur de cycles, Laurent Désiré Carvin, qui avait ses ateliers aux 135 et 135bis, rue d'Alésia, à Paris. Il se peut que c'était lui qui fournira les cadres pour les hydropèdes de Cuisinet. Voir un tableau explicatif avec des photos de vélos Carvin.
En septembre 1921, Alfred Cuisinet faisait breveter sa "bicyclette destinée à la navigation" (voir le brevet).
Selon un article paru également en septembre 1921, "l'inventeur a prévu aussi la fabrication de tandems pour ménage et même l'adjonction de paniers du genre de ceux placés sur les side-cars. L'appareil actuel de M. Cuisinet est, en effet, calculé pour porter une charge utile de 207 kilos." (Lire l'article complet)
Selon un article paru également en septembre 1921, "l'inventeur a prévu aussi la fabrication de tandems pour ménage et même l'adjonction de paniers du genre de ceux placés sur les side-cars. L'appareil actuel de M. Cuisinet est, en effet, calculé pour porter une charge utile de 207 kilos." (Lire l'article complet)
Pendant l'année 1921 on pouvait admirer des hydrocycles construits par lui aux environs de son domicile à Joinville-le-Pont, sur la Marne, selon un compte rendu dans la presse contemporaine. (photos ci-dessous).
Déjà à première vue, cet appareil ressemble beaucoup à la Nautilette Austral, et en examinant le brevet d'invention de Cuisinet, on distingue de nombreux points communs notamment en matière de forme et de construction.
Les deux cadres sont d'une configuration similaire: dans les deux cas, le cadre repose sur les flotteurs qui sont reliés entre eux par deux traverses. Ces dernières sont fixées aux flotteurs au moyen d'écrous à oreilles permettant un démontage facile, une qualité sur laquelle Cuisinet insistait. Le mécanisme de propulsion est entièrement renfermé dans un carter étanche en aluminium qui contient un bain d'huile. Cet engrenage se compose d'un couple de pignons coniques appropriés, monté sur des roulements à billes. La propulsion est obtenue par une hélice marine à trois branches. Les cadres comportent la même construction qui se compose de deux triangles, entre lesquelles est monté le cadre d'une bicyclette avec son entretoise en "U". Sur l'hydrocycle de Cuisinet ainsi que sur la Nautilette Austral, le gouvernail, qui est actionné au moyen d'un palonnier et d'un guidon de vélo, est fixé sous le flotteur de bâbord. La longueur des flotteurs est spécifiée dans l'article sur l'Hydropide de Cuisinet, étant de 4 m, ce qui correspond exactement au type Nautilette Standard. (Le type "Traversée de la Manche" a 4,70 m et le tandem 2 places 5 m de longueur, source Musée du Léman). De plus, ils ont en commun la construction des flotteurs dont chacun est divisé en 7 compartiments étanches.
Il est donc apparent que la Nautilette Austral se fonde sur le brevet d'Alfred Cuisinet. Même le pédalier enfermé dans un carter étanche, dont l'invention est faussement attribuée à Humblot (Casalis p. 38), a été l'idée de Cuisinet. Mais la portée du brevet ne s'arrête pas là. Nous devons toujours garder à l'esprit le fait que, jusqu'ici, l'utilisation de tous ces engins était limitée à un cercle restreint des sportifs avertis, habiles de s'en servir. C'était Alfred Cuisinet, qui, pour la première fois, créa un hydrocycle pour le loisir, facile à manier pour tout le monde et sans risque de couler! (C'est exactement le message que transmet la photo du couple qui pédale paisiblement sur la Marne, plus haut). Car cet engin reste stable en toutes circonstances grâce à la conception de ses flotteurs étanches et assez longs, et, en plus, ne nécessite pratiquement aucune maintenance en raison du carter fermé du pédalier. Ce dernier, associé à une entretoise du cadre en U, permet aussi aux femmes d'y monter, sans risque de ce que leur jupe puisse se prendre dans l'engrenage. Finalement, l'appareil est facilement démontable.
Il est donc apparent que la Nautilette Austral se fonde sur le brevet d'Alfred Cuisinet. Même le pédalier enfermé dans un carter étanche, dont l'invention est faussement attribuée à Humblot (Casalis p. 38), a été l'idée de Cuisinet. Mais la portée du brevet ne s'arrête pas là. Nous devons toujours garder à l'esprit le fait que, jusqu'ici, l'utilisation de tous ces engins était limitée à un cercle restreint des sportifs avertis, habiles de s'en servir. C'était Alfred Cuisinet, qui, pour la première fois, créa un hydrocycle pour le loisir, facile à manier pour tout le monde et sans risque de couler! (C'est exactement le message que transmet la photo du couple qui pédale paisiblement sur la Marne, plus haut). Car cet engin reste stable en toutes circonstances grâce à la conception de ses flotteurs étanches et assez longs, et, en plus, ne nécessite pratiquement aucune maintenance en raison du carter fermé du pédalier. Ce dernier, associé à une entretoise du cadre en U, permet aussi aux femmes d'y monter, sans risque de ce que leur jupe puisse se prendre dans l'engrenage. Finalement, l'appareil est facilement démontable.
C'est grâce à ces qualités qu'une grande marque de bicyclettes comme Austral, dont les dirigeants voyaient sans doute clairement l'important marché de location, s'intressait à produire l'hydrocycle à grande échelle.
On ne connaît pas la date où Austral commençait à construire et à commercialiser la Nautilette. Tout indique que cela s'est passé à peu près au milieu des années vingts. L'affirmation de F. Casalis, que l'Austral a produit la Nautilette déjà en 1920 (Le Parisien, 6 oct. 2014, et Casalis p. 37) est infondée, basée évidemment sur l'hypothèse réfutée ci-dessus que la Nautilette d'Humblot date de 1920.
Apparemment, Cuisinet intenta d'abord de commercialiser lui-même son hydrocyle breveté en septembre 1921. D'après l'article mentionné plus haut il avait "prévu aussi la fabrication de tandems pour ménage et même l'adjonction de paniers de genre de ceux placés sur les side-cars".
Malheureusement, on ne sait rien concernant un rachat du brevet de Cuisinet par Austral ou la date de l'enregistrement du nom "Nautilette". En tout cas, nous trouvons en 1924 dans la presse pour la première fois l'appellation "Nautilette" qui paraît être intimement liée à la marque Austral. L'un de ces articles représente une "Nautilette, bicyclette nautique" qui évolue sur la mer Méditerranée à Cannes (ci-dessous). Cet engin ressemble exactement la Nautilette Austral presentée sur un encart de la marque. comparez la Nautilette Austral ici.
Des autres articles de la même année racontent que, lors de la "Traversée de Paris à la nage", la galère des "Fêtes de France" fut précédée d'un groupe fort remarqué de bicyclettes nautiques "Les Nautillettes" (sic), ci-dessous.
Location de cycles nautiques à la passerelle d'embarquement du casino Tanton à Joinville-le-Pont, la ville natale de Cuisinet
voir deux détails: Les hydrocycles - Le guichet
voir deux détails: Les hydrocycles - Le guichet
voir carte postale complète (la flèche qui montre l'un des hydrocyclistes a été griffonnée à l'époque)
Dans la première moitié des années 20, les hydropèdes de Cuisinet étaient à la mode, et on ne les trouvait pas seulement au bord de la Marne (ci-dessus), mais aussi chez beaucoup de loueurs de bateaux, dont, par exemple, Ed. Grenier, propriétaire de l'hôtel et du centre de villégiature "Le pavillon Bleu" à Olivet, lieu d'excursion très populaire au bord de la Loiret (ci-dessous). Un article de presse datant de 1924 décrit ses belles attractions. À lire ici.
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Chapitre créé le 23 avril 2015